La route étroite vers le nord lointain, Richard Flanagan
J’avais dis récemment que je tenterai la lecture d’un autre roman de Richard Flanagan car ma première expérience avait été plus que mitigée et au final je dois dire que j’ai bien fait de m’aventurer sur cette route étroite qui mène paraît-il vers le nord lointain, même si c’était pas évident.
Pour commencer, je dirai que ce livre est tout sauf léger contrairement à ce que pourrait laisser présager la photo en couverture (mais heureusement qu’elle est là finalement, pour apporter une bouffée d’oxygène et permettre de se rappeler qu’il peut exister de belles choses et des moments heureux). Le titre quant à lui est un vers du poète japonais Bashô qu’on traduit aussi parfois par «la Sente étroite du Bout-du-monde». Au fil des pages, le choix de ce titre s’éclaire à tel point qu’on se dit qu’on ne pouvait en choisir de meilleur. Cette route étroite c’est «la ligne», un absurde chemin de fer qui devait relier le Siam à la Birmanie sur plus de 400 km à travers la jungle. Débuté en septembre 1942, ce chantier monstrueux, fruit de la volonté d’un empereur aux abois (en train de perdre la guerre), a bel et bien existé et cette voie ferrée de la mort a été construite par environ 180 000 civils autochtones et 60 000 prisonniers de guerre alliés réduits en esclavage. La pression et les conditions de travail étaient tellement inhumaines que la ligne a été construite en un an et demi alors que dans leurs estimations les ingénieurs japonais avaient prévu un chantier de trois ans, tout cela bien évidemment a un prix, celui de plus de 100 000 morts… Le récit de Flanagan s’attache plus particulièrement aux quelques 9 000 prisonniers Australiens dont il décrit avec un réalisme insoutenable le quotidien et les souffrances. Atroce. Et méconnu. On est bien loin du Pont de la rivière Kwai (même s’il a été construit justement pour permettre le passage de la ligne), pas d'héroïsme, pas de hauts faits, non, ici l’homme est considéré comme un simple matériel et meurt dans la boue, d’épuisement, de faim, de maladie et de mauvais traitements. Contrairement aux nazis, les japonais n’avaient pas de politique d’extermination mais ils pensaient la mort préférable à la défaite et de ce fait la vie des prisonniers ne valait absolument rien à leurs yeux. D'ailleurs il en allait de même pour eux puisque si le responsable d’une section de voie ferrée n’avait pas achevé son objectif à temps, il devait se tuer pour éviter la honte. Ça, c’est véritablement quelque chose qui me dépasse dans la culture nippone et que je ne pourrai (ni ne voudrai) jamais comprendre : comment peut-on prendre prétexte d’un sens de l’honneur exacerbé pour commettre les pires crimes ? Quel honneur y-a-t-il dans le fait de mépriser la vie humaine, celle des autres ou la sienne ? La poésie -sous forme de haïkus - est également très présente dans cette histoire dont elle renforce (à mes yeux) toute l’abomination. Par exemple, ce colonel qui pratique la décapitation comme certains pratiquent le golf et qui récite des vers avant de lever son sabre : il est davantage ému par la beauté de sa poésie, voire par sa capacité de s’émouvoir de cette poésie, que par les crimes qu’il commet. Je trouve ça profondément choquant et en même temps tellement japonais ! Je ne veux pas dire par là que les japonais sont des barbares, non, loin de là, mais par contre il y a quelque chose de vraiment terrifiant dans cette conception particulière du «sens du devoir» qui peut dégénérer de manière monstrueuse et irrationnelle et dans cette conception toute japonaise également du devoir de loyauté qu’il est difficile de voir autrement pour les étrangers que nous sommes que comme une machine inhumaine et arbitraire à broyer des innocents.
Bref, les passages relatifs au camp de prisonniers sont extrêmement durs et heureusement que le livre est construit sur une histoire parallèle, beaucoup plus lumineuse, celle de l’amour de Dorrigo Evans pour Amy. D’où la photo en couverture donc. Ouf ! De la lumière, de la candeur, de la vie, de l’amour, que c’est beau ! Et même si tout n’est pas rose (rien en fait n’est rose si on regarde bien mais je ne vais pas en dévoiler davantage), on traverse la lecture des chapitres consacrés à cette partie du récit comme une dune ensoleillée au coucher du soleil. Et ça fait du bien.
Voilà, j’ai vraiment beaucoup aimé ce livre, vous l’aurez compris. Il est magistral, bouleversant, et nous laisse le goût amer de l'impermanence et de la relativité au fond de la gorge…
Une p'tite phrase au hasard :
"Un homme heureux n'a pas de passé, un homme malheureux ne possède rien d'autre."
Quatrième de couverture : En 1941, Dorrigo Evans, jeune officier médecin, vient à peine de tomber amoureux lorsque la guerre s’embrase et le précipite, avec son bataillon, en Orient puis dans l’enfer d’un camp de travail japonais, où les captifs sont affectés à la construction d’une ligne de chemin de fer en pleine jungle, entre le Siam et la Birmanie.
Maltraités par les gardes, affamés, exténués, malades, les prisonniers se raccrochent à ce qu’ils peuvent pour survivre – la camaraderie, l’humour, les souvenirs du pays.
Au coeur de ces ténèbres, c’est l’espoir de retrouver Amy, l’épouse de son oncle avec laquelle il vivait sa bouleversante passion avant de partir au front, qui permet à Dorrigo de subsister.
Cinquante ans plus tard, sollicité pour écrire la préface d’un ouvrage commémoratif, le vieil homme devenu après guerre un héros national convoque les spectres du passé.
Ceux de tous ces innocents morts pour rien, dont il entend honorer le courage.
Ceux des bourreaux, pénétrés de leur “devoir”, guidés par leur empereur et par la spiritualité des haïkus.
Celui d’Amy enfin, amour absolu et indépassable, qui le hante toujours.
Les voix des victimes et des survivants se mêlent au chant funèbre de Dorrigo, se répondent et font écho. À travers elles, la “Voie ferrée de la Mort”, tragédie méconnue de la Seconde Guerre mondiale, renaît sous nos yeux, par-delà le bien et le mal, dans sa grandeur dérisoire et sa violence implacable.
Porté par une écriture d’une rare intensité poétique, La Route étroite vers le Nord lointain est un roman puissant sur l’absurdité de la condition humaine, une méditation ombreuse sur l’amour et la mort, un cri contre la précarité de la mémoire et l’inacceptable victoire de l’oubli.
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