La supplication, Svetlana Alexievitch

La supplication, Svetlana Alexievitch

[Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse]

Le pire c’est que je suis sûre que ça se passerait exactement comme ça en vrai…. Ah merde ! Ça s’est passé en vrai justement… Le 26 avril 1986 (j’avais 13 ans, je m’en souviens bien, mes grands-parents polonais étaient catastrophés) un accident sur le réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl a provoqué une réaction nucléaire en chaîne qui a entraîné une très large contamination de l’environnement et une importante vague de décès à plus ou moins long terme du fait des irradiations ou contaminations. Il s’agit du premier accident classé au niveau 7 sur l’échelle internationale des événements nucléaires (INES) et il est considéré comme le plus grave accident nucléaire jamais répertorié (le second étant la catastrophe de Fukushima en mars 2011).

Jamais répertorié jusqu’à maintenant j’ai envie d’ajouter parce que, n’en doutons pas, ça va venir. Bordel, après ça je me demande comment on a pu décider de maintenir ne serait-ce qu’une seule centrale nucléaire en activité où que ce soit dans le monde. Mais bon, en même temps pourquoi je m’étonne ? Il y a tellement d’intérêts supérieurs en jeu, n’est-ce pas ? (Ah ouais, supérieurs à quoi, faudra qu’on m’explique !) On ne peut pas comprendre (nous les quidams), et puis aussi on ne peut pas faire autrement il faut bien se mettre ça dans le crâne, on est obligé d’avoir des centrales, on en a besoin et bla bla blaaaa…
Alors oui, c’est vrai, je le reconnais, je ne comprends pas grand chose à tout ça, les subtilités scientifiques m’échappent totalement mais par contre il y a des chiffres qui font peur même si on ne sait pas trop à quoi ils correspondent : des milliers de tonnes de césium, d’iode, de plomb, de zirconium, de cadmium, de béryllium, de bore et une quantité inconnue de plutonium ; quatre cent cinquante types de radionucléides différents ; quantité égale à trois cent cinquante bombes de Hiroshima ; trois milles microröntgens de l’heure etc etc. Parlez-moi chinois, c’est pareil (mais par contre rien que d’entendre ça, j’ai envie de me balader avec un masque et une combinaison étanche, pas vous ?).

Hélas, je ne suis pas la seule à n’y rien comprendre, bien au contraire. Les gens autour de Tchernobyl, en Ukraine ou en Biélorussie, n’y comprenaient rien non plus. Pareil pour ceux - pompiers, soldats, réservistes - qu'on a envoyé là bas pour nettoyer (pfff, comme si on pouvait laver ou enterrer la radiation…), ces liquidateurs comme on les appelait n'en savaient pas davantage mais ils y allaient puis ils rentraient chez eux avec un diplôme, une médaille ou une prime. Et aussi pour la plupart avec une maladie qui allait finir par les tuer. Mais ça ils ne le savaient pas. 

En plus, personne n’a même essayé de leur faire comprendre, au contraire, il ne fallait surtout rien dire, ne pas diffuser d’information, soi-disant pour empêcher la panique, en réalité surtout pour protéger un régime, un parti, un idéal ou que sais-je encore. Ok à l’époque personne ne croyait vraiment à ce qui venait de se passer, pas même les scientifiques, il faut dire qu’il n’y avait aucun précédent, dans le monde entier, aucun élément de comparaison. C’est un fait. Dans la région de Tchernobyl on peut dire que l’âge de l’atome côtoyait l’âge de pierre et que toute une génération de stakhanovistes enthousiastes a été élevée dans l’idée que l’atome pacifique soviétique n’était pas plus dangereux que le charbon, ou la tourbe. Ils avaient des idéaux élevés, ils avaient foi en la victoire, ils pensaient pouvoir vaincre Tchernobyl en l’ignorant, et par-dessus tout, ils avaient plus peur de la colère de leurs supérieurs que de l’atome. Du coup, ils ont détruit ou falsifié des documents (photos, relevés, mesures de radioactivité, bilans médicaux…) et à cause de ça, beaucoup de témoignages ont été perdus - et pour l’histoire, et pour la science. C’est comme une deuxième catastrophe, nier ce qui s’est produit, le minimiser, c’est comme infliger une seconde fois les mêmes souffrances aux mêmes personnes. Tragique. Et ironique aussi quand on pense qu’à l’époque les centrales nucléaires c’était l’avenir, quelle cruelle blague ! En effet maintenant on peut dire que Tchernobyl est une sorte de laboratoire du monde où on peut étudier le futur (et c’est ce qu’on fait) car dans le fond chacun sait qu’à plus ou moins longue échéance nous serons tous des mutants irradiés…

Donc voilà, le livre de Svetlana Alexievitch nous parle de tout ça, mais pas comme ça. Non, elle donne la parole à ceux qu’on n’a pas entendu ou pas écouté et qui ont pourtant des choses à dire sur ce qu’est - du fond des tripes - Tchernobyl. Elle le fait avec respect, avec pudeur, sans chercher de coupable, sans exhiber l’indicible, mais elle le fait, ou plutôt ils le font, ils racontent. Ils sont jeunes, ils sont beaux, ils viennent éteindre l’incendie ou laver les maisons, ils sont évacués sans comprendre pourquoi mais on les ramène quand même pour cultiver les champs, ils s’aiment, ils font des enfants, ils boivent de la vodka et se lavent les mains car on leur a dit que ça suffisait pour stopper les effets de la radiation, ils sont vieux ou pas encore nés, ils sont innocents, ils pensent avoir vécu le pire avec la dernière guerre, ils ont 5 ans et ne connaissent que l’hôpital, ils n’ont pas le droit de manger les pommes de terre de leur jardin mais pourquoi puisqu’on ne voit rien, on ne sent rien, ils accouchent d’enfants difformes, ils traient leurs vaches et le lait est envoyé dans toutes les usines du pays, les veaux malades sont vendus pour pas cher ailleurs, sans qu’on dise d’où ils viennent, ils refusent de croire ceux qui les alertent car on n’a rien annoncé dans les journaux ou à la télé et que quand même, le gouvernement prendrait des mesures si c’était nécessaire, ils tombent malade, des maladies qu’on n’a jamais vu, ils aiment leur pays, leur village, ils n’en ont pas d’autre, ils refusent de partir, ils ne sont plus rien que des Tchernobyliens. Et les Tchernobyliens meurent de la façon la plus horrible…
Désolée c’était un peu long, mais les retombées de cet accident seront plus longues encore (et nous sommes incapables de les prédire toutes) donc accrochez votre cœur et lancez-vous dans cette lecture car une chose est certaine, le nucléaire sûr n’existe pas.


Une p'tite phrase au hasard : 

"Nous allons tous bientôt mourir ! Qui a besoin d'une telle vérité ?"

Quatrième de couverture : «Des bribes de conversations me reviennent en mémoire… Quelqu'un m'exhorte : - Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination. Vous n'êtes pas suicidaire. Prenez-vous en main !» Tchernobyl. Ce mot évoque dorénavant une catastrophe écologique majeure. Mais que savons-nous du drame humain, quotidien, qui a suivi l'explosion de la centrale ? Svetlana Alexievitch nous fait entrevoir un monde bouleversant : celui des survivants, à qui elle cède la parole. Des témoignages qui nous font découvrir un univers terrifiant. L'événement prend alors une tout autre dimension. Pour la première fois, écoutons les voix suppliciées de Tchernobyl.

La supplication

Commentaires

  1. Effroyable. Je n'ai pas d'autres mots. Mais comme j'ai envie d'en savoir plus et de tenter de comprendre l'incompréhensible, je veux lire ces témoignages. Merci pour la découverte.
    Sur le même sujet, mais côté fiction, tu as lu le roman de Darragh McKeon, "Tout ce qui est solide se dissout dans l'air"?

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    1. Non, je ne l'ai pas lu et je ne connais pas cet auteur, je vais me renseigner ;) Merci du tuyau.

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